Chrétiens en politique

Chrétiens en politique

En déplacement à Trieste, dans le nord de l’Italie, le pape François s’est inquiété, dimanche 7 juillet, de l’état de la démocratie, « en crise ». Il a critiqué la « culture du rejet » et a invité les catholiques à s’engager en politique. Voici quelques extraits de son discours.

Chers frères et sœurs,

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Cette année, nous célébrons la 50e Semaine sociale. L’histoire des « Semaines » s’entremêle avec celle de l’Italie, ce qui en dit long : elle parle d’une Église sensible aux transformations de la société et désireuse de contribuer au bien commun. Forts de cette expérience, vous avez voulu approfondir un thème d’une grande actualité : « Au cœur de la démocratie. Participer entre histoire et avenir ».

Le bienheureux Giuseppe Toniolo, qui a lancé cette initiative en 1907, affirmait que la démocratie peut être définie comme « cet ordre civil dans lequel toutes les forces sociales, juridiques et économiques, dans la plénitude de leur développement hiérarchique, coopèrent proportionnellement au bien commun, en refluant dans le résultat final au bénéfice prédominant des classes inférieures » [1]. À la lumière de cette définition, il est évident que dans le monde d’aujourd’hui, la démocratie, disons la vérité, ne jouit pas d’une bonne santé. Cela nous intéresse et nous préoccupe, car c’est le bien de l’homme qui est en jeu, et rien de ce qui est humain ne peut nous être étranger [2].

(…)

Cette vision, enracinée dans la Doctrine Sociale de l’Église, embrasse certaines dimensions de l’engagement chrétien et une lecture évangélique des phénomènes sociaux qui ne valent pas seulement pour le contexte italien, mais représentent un avertissement pour l’ensemble de la société humaine et pour la marche de tous les peuples. En effet, de même que la crise de la démocratie est transversale à différentes réalités et nations, de même l’attitude de responsabilité à l’égard des transformations sociales est un appel adressé à tous les chrétiens, où qu’ils vivent et opèrent, dans toutes les parties du monde.

Il y a une image qui résume tout cela et que vous avez choisie comme symbole de cette rencontre : le cœur. À partir de cette image, je vous propose deux réflexions pour nourrir le parcours futur.

Dans la première, nous pouvons imaginer la crise de la démocratie comme un cœur blessé. Ce qui limite la participation est sous nos yeux. Si la corruption et l’illégalité montrent un cœur « infarctus », il faut aussi s’inquiéter des différentes formes d’exclusion sociale. Chaque fois que quelqu’un est marginalisé, tout le corps social souffre. La culture du rejet dessine une ville où il n’y a pas de place pour les pauvres, les prematurés, les personnes fragiles, les malades, les enfants, les femmes, les jeunes, les personnes âgées. Le pouvoir devient autoreférentiel – c’est une maladie laide – incapable d’écoute et de service aux personnes. Aldo Moro rappelait que « un État n’est pas véritablement démocratique s’il n’est pas au service de l’homme, s’il n’a pas pour but suprême la dignité, la liberté, l’autonomie de la personne humaine, s’il n’est pas respectueux de ces formations sociales dans lesquelles la personne humaine se développe librement et dans lesquelles elle intègre sa personnalité » [4].

Le mot « démocratie » lui-même ne coïncide pas simplement avec le vote du peuple ; entre-temps, ce qui m’inquiète, c’est le faible nombre de personnes qui sont allées voter. Que signifie cela ? Ce n’est pas seulement le vote du peuple, mais cela exige que des conditions soient créées pour que tous puissent s’exprimer et participer. Et la participation ne s’improvise pas : elle s’apprend dès le plus jeune âge, elle s’entraîne, même au sens critique par rapport aux tentations idéologiques et populistes.

Dans cette perspective, comme je l’ai eu l’occasion de le rappeler il y a quelques années en visitant le Parlement européen et le Conseil de l’Europe, il est important de faire émerger « la contribution que le christianisme peut apporter aujourd’hui au développement culturel et social européen dans le cadre d’une relation correcte entre la religion et la société » [5], en promouvant un dialogue fécond avec la communauté civile et avec les institutions politiques pour que, en nous éclairant mutuellement et en nous libérant des scories de l’idéologie, nous puissions entamer une réflexion commune surtout sur les thèmes liés à la vie humaine et à la dignité de la personne.

Les idéologies sont séduisantes. Quelqu’un les comparait à celui qui jouait de la flûte à Hamelin ; elles séduisent, mais elles vous mènent à la noyade.

À cette fin, les principes de solidarité et de subsidiarité restent féconds. En effet, un peuple se tient ensemble grâce aux liens qui le constituent, et les liens se renforcent lorsque chacun est valorisé. Chaque personne a de la valeur ; chaque personne est importante. La démocratie exige toujours le passage du parti pris à la participation, du « faire le fan » au dialogue. « Tant que notre système économico-social produira encore une victime et qu’il y aura une seule personne rejetée, il ne pourra y avoir de fête de la fraternité universelle.

Une société humaine et fraternelle est capable de s’efforcer d’assurer de manière efficace et stable que tous soient accompagnés dans leur parcours de vie, non seulement pour répondre aux besoins primaires, mais aussi pour qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes, même si leur rendement ne sera pas le meilleur, même s’ils vont lentement, même si leur efficacité sera peu pertinente » [6]. Tous doivent se sentir partie prenante d’un projet communautaire ; personne ne doit se sentir inutile. Certaines formes d’assistanat qui ne reconnaissent pas la dignité des personnes… Je m’arrête au mot « assistanat ». L’assistanat, seulement ainsi, est l’ennemi de la démocratie, est l’ennemi de l’amour du prochain. Et certaines formes d’assistanat qui ne reconnaissent pas la dignité des personnes sont une hypocrisie sociale. N’oublions pas cela. Et qu’est-ce qui se cache derrière cette prise de distance par rapport à la réalité sociale ? Il y a l’indifférence, et l’indifférence est un cancer de la démocratie, une non-participation.

La deuxième réflexion est un encouragement à participer, afin que la démocratie ressemble à un cœur guéri. C’est cela : il me plaît de penser que dans la vie sociale, il est nécessaire de guérir tant de cœurs. Un cœur guéri. Et pour cela, il faut exercer la créativité. Si nous regardons autour de nous, nous voyons tant de signes de l’action de l’Esprit Saint dans la vie des familles et des communautés. Même dans les domaines de l’économie, de l’idéologie, de la politique, de la société. Pensons à ceux qui ont fait de la place dans une activité économique à des personnes handicapées ; aux travailleurs qui ont renoncé à un de leurs droits pour empêcher le licenciement d’autres ; aux communautés énergétiques renouvelables qui promeuvent l’écologie intégrale, en prenant également en charge les familles en situation de pauvreté énergétique ; aux administrateurs qui favorisent la natalité, le travail, l’école, les services éducatifs, les logements accessibles, la mobilité pour tous, l’intégration des migrants. Toutes ces choses ne font pas partie d’une politique sans participation. Le cœur de la politique est de rendre les gens participants. Et ce sont les choses que fait la participation, prendre soin de tout ; pas seulement la charité, prendre soin de cela… non : de tout !

La fraternité fait fleurir les relations sociales ; et d’autre part, prendre soin les uns des autres exige le courage de se penser comme un peuple. Il faut du courage pour se penser comme un peuple et non comme un « je » ou mon clan, ma famille, mes amis. Malheureusement, cette catégorie – « peuple » – est souvent mal interprétée et, « pourrait conduire à éliminer le mot même ‘démocratie’ (‘gouvernement du peuple’). Néanmoins, pour affirmer que la société est plus que la simple somme des individus, il est nécessaire le terme ‘peuple' » [7], qui n’est pas du populisme. Non, c’est autre chose : le peuple. En effet, « il est très difficile de planifier quelque chose de grand à long terme si l’on n’obtient pas qu’il devienne un rêve collectif » [8]. Une démocratie au cœur guéri continue de cultiver des rêves pour l’avenir, met en jeu, appelle à l’engagement personnel et communautaire. Rêver l’avenir. N’ayez pas peur.

Ne nous laissons pas tromper par des solutions faciles. Passionnons-nous plutôt pour le bien commun. Il nous incombe la tâche de ne pas manipuler le mot démocratie ni de le déformer avec des titres vides de sens, capables de justifier n’importe quelle action. La démocratie n’est pas une boîte vide, mais elle est liée aux valeurs de la personne, de la fraternité et même de l’écologie intégrale.

En tant que catholiques, dans cet horizon, nous ne pouvons pas nous contenter d’une foi marginale ou privée. Cela signifie non tant d’être écoutés, mais surtout d’avoir le courage de faire des propositions de justice et de paix dans le débat public. Nous avons quelque chose à dire, mais pas pour défendre des privilèges. Non. Nous devons être une voix, une voix qui dénonce et propose dans une société souvent aphone et où trop de personnes n’ont pas de voix. Tant de personnes n’ont pas de voix. Tant. C’est l’amour politique [9], qui ne se contente pas de soigner les effets mais cherche à affronter les causes. C’est l’amour politique. C’est une forme de charité qui permet à la politique d’être à la hauteur de ses responsabilités et de sortir des polarisations, ces polarisations qui appauvrissent et n’aident pas à comprendre et à affronter les défis. À cette charité politique est appelée toute la communauté chrétienne, dans la distinction des ministères et des charismes. Formons-nous à cet amour, pour le mettre en circulation dans un monde qui manque de passion civile. Nous devons recouvrer la passion civile, celle des grands politiciens que nous avons connus. Apprenons toujours plus et mieux à marcher ensemble comme peuple de Dieu, pour être levain de participation au milieu du peuple dont nous faisons partie.

Et c’est une chose importante dans notre action politique, même pour nos pasteurs : connaître le peuple, s’approcher du peuple. Un politicien peut être comme un berger qui va devant le peuple, au milieu du peuple et derrière le peuple. Devant le peuple pour indiquer un peu le chemin ; au milieu du peuple, pour avoir l’odeur du peuple ; derrière le peuple pour aider les retardataires. Un politicien qui n’a pas l’odeur du peuple, est un théoricien. Il lui manque le principal.

Giorgio La Pira avait pensé au leadership des villes, qui n’ont pas le pouvoir de faire la guerre mais qui en paient le prix le plus élevé. Ainsi, il imaginait un système de « ponts » entre les villes du monde pour créer des occasions d’unité et de dialogue. Sur l’exemple de La Pira, que le laïcat catholique italien ne manque pas de cette capacité « d’organiser l’espoir ». C’est une tâche pour vous d’organiser. Organiser aussi la paix et les projets de bonne politique qui peuvent naître d’en bas. Pourquoi ne pas relancer, soutenir et multiplier les efforts pour une formation sociale et politique qui parte des jeunes ? Pourquoi ne pas partager la richesse de l’enseignement social de l’Église ? Nous pouvons prévoir des lieux de confrontation et de dialogue et favoriser des synergies pour le bien commun. Si le processus synodal nous a entraînés au discernement communautaire, l’horizon du Jubilé nous voit actifs, pèlerins d’espérance, pour l’Italie de demain.

En tant que disciples du Ressuscité, ne cessons jamais d’alimenter la confiance, certains que le temps est supérieur à l’espace. N’oublions pas cela. Tant de fois, nous pensons que le travail politique consiste à prendre des espaces : non ! C’est parier sur le temps, lancer des processus, ne pas prendre de lieux. Le temps est supérieur à l’espace et n’oublions pas que lancer des processus est plus sage que d’occuper des espaces. Je vous recommande donc de faire preuve de courage dans votre vie sociale pour lancer des processus, toujours. C’est la créativité et c’est aussi la loi de la vie. Une femme, lorsqu’elle donne naissance à un enfant, commence à lancer un processus et l’accompagne. Nous aussi, dans la politique, nous devons faire de même.

Tel est le rôle de l’Église : impliquer dans l’espérance, car sans elle, on administre le présent mais on ne construit pas l’avenir. Sans espérance, nous serions des administrateurs, des équilibristes du présent et non des prophètes et des constructeurs de l’avenir.

Frères et sœurs, je vous remercie pour votre engagement. Je vous bénis et je vous souhaite d’être des artisans de la démocratie et des témoins contagieux de participation. Et s’il vous plaît, je vous demande de prier pour moi, car ce travail n’est pas facile. Merci.

Maintenant, prions ensemble et je vous donnerai la bénédiction.

Récitation du Notre Père.

[1] G. Toniolo, Democrazia cristiana. Concetti e indirizzi, I, Città del Vaticano 1949, 29.

[2] Cfr Conc. Ecum. Vat. II, Cost. past. Gaudium et spes, 1.

[3] Conferenza Episcopale Italiana, Ripristino e rinnovamento delle Settimane Sociali dei cattolici italiani, 20 novembre 1988, n. 4.

[4] A. Moro, Il fine è l’uomo, Edizioni di Comunità, Roma 2018, 25.

[5] Discorso al Consiglio d’Europa, Strasburgo, 25 novembre 2014.

[6] Lett. enc. Fratelli tutti, 110.

[7] Ivi, 157.

[8] Ibid.

[9] Ivi, 180-182.

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