Homélie 8 mai 2024 – Bruz.
« La dernière guerre ? »
Le bruit des avions en pleine nuit, le fracas infernal des bombes, les cris des blessés, les ruines d’une ville… Quand je suis arrivé à Bruz, il y a six ans, je me souviens qu’une des premières choses que m’a raconté une paroissienne, ici présente, sont ses souvenirs inaltérables de cette nuit du 8 mai 1944, nuit de feu, nuit inoubliable pour celle qui n’était qu’une enfant. Hier, aujourd’hui : la guerre a partout le même visage sinistre. Sans doute dans quatre-vingts ans, des femmes et des hommes de Gaza ou de Kiev pourront faire le même récit douloureux. Même si les conflits sont maintenant équipés des technologies les plus avancées (et les militaires du Régiment du Matériel ici doivent bien le savoir), « l’horreur immonde de la guerre » selon le mot de Péguy est toujours présente. Des innocents, enfants, femmes et hommes en paient le prix de leur vie. Ici 183 tués, dont 51 enfants, 300 blessés et 600 sinistrés en cette nuit du 7 au 8 mai.
Plus jamais la guerre ?
Dans une ballade musicale touchante, Jacques Higelin questionne « pourra-t-on un jour vivre sur la terre sans colère, sans mépris ? Sans chercher ailleurs, qu’au fond de son cœur, la réponse au mystère de la vie… à chaque instant où l’homme apprends la guerre à ses enfants ? » Lorsque le 8 mai 1945 est actée la victoire des Alliés sur l’hydre nazie, beaucoup ont sans doute pensé, espéré qu’enfin on en avait fini avec la guerre… qu’enfin le slogan entendu déjà après la première guerre mondiale « Plus jamais la guerre » allait devenir réalité. Plus tard, le 4 octobre 1965, le pape Paul VI déclame en français dans un discours retentissant aux Nations Unies, un appel à la paix et à la dignité humaine : « plus la guerre, jamais plus la guerre !». Mais cet appel tonne alors que la guerre du Vietnam ne cesse de s’amplifier ! Le Pape François aujourd’hui encore prie le Seigneur « afin de nous faire comprendre que la guerre est une défaite de l’humanité, que nous devons vaincre, nous tous. Que l’Esprit nous fasse comprendre que faire la guerre est un besoin qui nous détruit [i] », et pensant à l’Ukraine et au Moyen-Orient, il prie pour que nous soyons délivrés « de ce besoin d’autodestruction. Pensez, dit-il, qu’en un peu plus de cent ans, il y a eu trois guerres mondiales : 14-18, 39-45 et celle-ci, qui est une guerre mondiale qui a commencé par petits bouts. Personne ne peut dire aujourd’hui qu’elle n’est pas mondiale, parce que les grandes puissances sont toutes liées ». Alors la guerre est-elle un mal inéluctable ? Rien ne peut-il l’arrêter ? Doit-on se résoudre à accepter ces éruptions de violence destructrice, qui comme un volcan qui se réveillent ici ou là sans crier gare ? Les évènements des derniers mois pourraient bien nous le laisser penser.
Réunir les européens déchirés.
Pourtant après le second conflit mondial, des femmes et des hommes ont eu l’audace d’un projet fou : unir des pays d’un même continent dans un destin commun. Ils s’appelaient Adenauer, Bech, Beyen, De Gasperi, Monnet, Schuman ou Spaak. Ils venaient de ces différents pays d’Europe qui quelques mois plus tôt ne se parlaient que par armes interposées. Avec quelques autres pourtant, ils ont dépassé les antagonismes portés par les siècles pour faire naître la CECA, puis la CEE qui est aujourd’hui l’Union Européenne. C’est bien un idéal de réconciliation des peuples qui a poussé ces grands hommes. Moi qui suis d’une autre génération, je ne peux qu’imaginer l’effort immense qu’il a fallu aux français Monnet et Schuman pour se mettre d’accord avec l’allemand Adenauer et ainsi faire naître, en quelques années juste après la guerre, une amitié féconde entre nos deux pays, moteur de l’union européenne pendant de nombreuses années. Le 9 mai 1950 (demain 9 mai, ce sera la journée de l’Europe), le ministre des affaires étrangères français Robert Schuman annonca le projet français de créer la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Cinq ans seulement après la capitulation de Berlin, il proposa au chancelier Konrad Adenauer la mise en commun des productions de charbon et d’acier pour créer un espace de paix en Europe. La CECA fut scellée par un traité en 1951 entre l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Comment arriver à un tel résultat ? Comment ont-ils réussi à faire fi des plaies d’une l’histoire si récente et avancer ? Qu’est-ce qui inspiraient ces Pères Fondateurs ?
Retrouver l’âme de l’Europe.
Permettez-moi ici de rappeler que certains d’entre eux étaient d’abord et profondément animés d’un véritable esprit chrétien et évangélique. A tel point qu’en 2021, le Pape François a déclaré Robert Schuman « serviteur de Dieu » soit la première étape vers une béatification éventuelle par exemple. Alors que se profile un grand rendez-vous européen le mois prochain, comment faire vivre encore cet idéal en 2024 ?
Un autre de ces grands chrétiens démocrates qui ont fait l’Europe et qui nous a quitté en décembre dernier, Jacques Delors disait qu’« on ne tombe pas amoureux d’un grand marché », et il souhaitait qu’on redonne une âme à l’Europe. Comme en écho, le pape François dit : « L’Europe doit suivre les rêves des pères fondateurs. L’union européenne n’est pas une réunion pour faire des choses. Il y a un esprit à la base de l’Union dont ont rêvé Schuman, Adenauer, de Gasperi, tous ces grands. Elle doit revenir là, aller à la mystique, chercher ses racines et les porter de l’avant. » 15 sept 2021. Et le Pape de préciser que les deux grands rêves des pères fondateurs sont l’unité et la paix.
Pour l’unité dans la diversité.
Pour l’unité, le Saint-Père précise que l’unité européenne ne peut être «uniforme et homogénéisante», mais au contraire «une unité qui respecte et valorise les singularités des peuples et des cultures qui la composent». « La richesse de l’Europe réside dans la convergence de différentes sources de pensée et d’expériences historiques. Comme un fleuve, elle vit de ses affluents. Si les affluents sont affaiblis ou bloqués, c’est tout le fleuve qui souffre et perd de sa force », a fait remarquer le Pape, pour qui l’Europe a un avenir «si elle est vraiment une union et non une réduction de pays avec leurs caractéristiques respectives ». Complexe articulation que représente l’unité dans la diversité, devise de l’Union européenne.
Ce défi est possible s’il est alimenté par «une forte inspiration». Sinon, «l’appareil prévaut, la technocratie prévaut», et elles n’enthousiasment personne comme le disait donc Jacques Delors.
Ainsi l’inspiration chrétienne a joué un rôle fondamental dans l’aventure européenne, car elle animait le cœur et l’esprit des pères fondateurs. Et aujourd’hui, encore « ce sont toujours les hommes et les femmes qui font la différence ». Le Pape espère que l’Église forme ainsi des personnes qui, « lisant les signes des temps », sachent interpréter le projet européen dans l’histoire contemporaine.
L’unité au service de la paix.
Or, deuxième point développé par le Successeur de Pierre, l’histoire d’aujourd’hui a besoin « d’hommes et de femmes animés par le rêve d’une Europe unie au service de la paix ». Et si le continent européen a vécu la plus longue période de paix de son histoire après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs guerres se sont succédées toutefois dans le monde. Et certaines guerres se sont prolongées jusqu’à aujourd’hui, à tel point que «l’on peut désormais parler d’une troisième guerre mondiale». Ce défi de la paix nécessite de ne plus penser à la guerre comme une solution. Si les pays de l’Europe d’aujourd’hui ne partagent pas cela, cela signifie pour François qu’ils se sont éloignés du rêve originel. « Il faut de la prophétie, une vision, de la créativité pour faire avancer la cause de la paix. Ce chantier a besoin d’architectes et d’artisans, mais je dirais que le véritable bâtisseur de la paix doit être à la fois architecte et artisan.» exhorte le Pape.
Le 8 mai 1944 un terrible désastre a détruit le bourg de Bruz. Mais ce dont se souviennent aussi les rescapés, c’est la formidable solidarité qui s’est immédiatement exprimée. Pour ce qui est de l’église, je veux ici rendre un hommage appuyé à mon vénérable prédécesseur le chanoine Roulin. Il a parcouru l’Ouest, puis la France et même le Canada pour trouver les fonds nécessaires à reconstruire au plus vite non seulement l’église mais aussi les écoles des filles et des garçons, le patro et le presbytère : ce qu’il appelait la cité paroissiale. Et l’on pourrait sûrement évoquer d’autres figures locales qui ont mis toute leur énergie à effacer les traces du drame vécu et à reconstruire une ville de paix.
Chers amis, frères et sœurs,
La guerre n’est pas une fatalité. De tous temps, des femmes et des hommes se sont levés pour dire non à cette spirale mortifère. Pour reprendre les mots du Pape François :« ce sont toujours les hommes et les femmes qui font la différence». Hommes et femmes de bonne volonté, croyants ou non, notre responsabilité est engagée. Par tous les moyens, en particulier ceux de la démocratie dont nous voyons combien elle peut être fragile, il nous faut porter notre pierre à bâtir une civilisation de Paix.
Dans quelques jours, nous allons célébrer la Pentecôte, cette fête de l’Esprit Saint dont parlent déjà les textes de ce jour. Prions l’Esprit de Paix, l’Esprit qui unit, l’Esprit qui fait toute chose nouvelle et inspire les plus beaux idéaux de paix et de fraternité.
Amen.
[i] Nombreux extraits du discours du Pape François le jeudi 23 mars 2023 devant les participants à l’assemblée plénière de la Commission des épiscopats européens (Comece).
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